Dernièrement, j’ai entendu au cours d’une discussion quelqu’un affirmer qu’on ne peut désormais plus rien dire. Cette phrase, je l’entends partout. A la télé, sur internet, au café du coin. C’est marrant, parce que moi, depuis « qu’on ne peut plus rien dire », je trouve qu’on respire quand même vachement mieux.
On ne pourrait plus rien dire, mais j’aimerais qu’on me dise sur quels sujets, précisément, on ne peut plus rien dire ? On ne peut plus dire nos bonnes vieilles blagues racistes ? On ne peut plus dire qu’une femme, elle parvient à faire plusieurs choses en même temps parce qu’il y a quatre plaques sur la cuisinière ? On ne peut plus faire des commentaires sur le physique des femmes au travail ou dans la rue ? On ne peut plus dire que les gros.ses devraient arrêter de s’empiffrer ? On ne peut plus se moquer des handicapé.e.s ? On ne peut plus dire que les pauvres sont pauvres parce qu’ils sont fainéants ?
C’est marrant, parce que ceux qui disent qu’on ne peut plus rien dire, on les entend pourtant partout. La seule différence, aujourd’hui, c’est qu’on leur signifie enfin qu’ils sont racistes, sexistes, grossophobes, homophobes, validistes. Apparemment, c’est ça qui est intolérable. C’est marrant, parce que ceux qui aimeraient pouvoir tout dire ne supportent pas que d’autres puissent aussi tout dire, que d’autres puissent aussi donner leur avis sur ce qui est énoncé sur internet, à la télé ou autour de la table au souper. Ils ne supportent pas de partager le crachoir qu’ils monopolisent depuis des décennies. Derrière chaque « on ne peut plus rien dire » se trouve un discours raciste, sexiste, grossophobe, validiste ou classiste. Vous pouvez en faire l’expérience vous-même.
Les arguments de ceux qui disent qu’on ne peut plus rien dire sont toujours les mêmes. « Oui mais moi, quand je fais une blague raciste, c’est pas que je suis raciste. Je le pense pas, c’est juste pour la blague. Et je trouve qu’on doit pouvoir rire de tout ». (On peut remplacer le terme raciste par sexiste, homophobe et tout ceux cités juste au-dessus). Je crois qu’il est grand temps qu’on apprenne collectivement à nous décentrer et à analyser le monde d’un autre point de vue que celui de nos propres mirettes. On ne demande pas à un blanc de définir une « blague » raciste, on le demande à une personne racisée. On ne demande pas à un homme de dire ce qui est sexiste ou ce qui ne l’est pas, on le demande à une femme. On ne demande pas à une personne mince de juger si un propos est grossophobe ou pas. En d’autres termes, on demande à la personne à qui s’adresse la « blague » ou le propos si c’est offensant. Si elle dit oui, c’est que ça l’est. Dire une « blague » raciste en précisant derrière qu’on n’est pas raciste, c’est comme dire « j’aime violer des enfants » et ajouter juste après « mais je les respecte beaucoup » (je choisis exprès un exemple choquant pour qu’on comprenne bien). Le terme « blague » est entre guillemets car en réalité, ce ne sont jamais des blagues. On fait passer les propos racistes, sexistes et autres pour des blagues alors qu’elles ne sont qu’un outil parmi tant d’autres pour perpétuer l’oppression des groupes opprimés. Chaque « blague » et propos raciste, sexiste, validiste, est une réaffirmation de la supériorité de celui qui la fait au détriment du groupe visé.
Je vais donner un exemple qui me concerne. « Fils de p*te » et « enc*lé » faisaient parti du portfolio de mes insultes préférées que j’utilisais régulièrement. Au fur et à mesure de mes différentes prises de conscience féministes, j’ai compris que ces deux insultes étaient problématiques. La première est putophobe, la deuxième est homophobe. On pourra lever les sourcils en lisant ça, on pourra dire « oh vous les féministes vous allez trop loin ». Non. Il est nécessaire de prendre les problèmes à la racine. Les mots ont un poids et des significations qui s’insinuent dans nos cerveaux et schémas de pensée. Pourquoi être une personne qui se fait pénétrer par l’anus serait une insulte ? Pourquoi être le fils d’une femme qui est pute serait une insulte ? (Et on peut aussi se demander pourquoi est-ce qu’on insulte la mère d’un mec qui se comporte mal mais c’est un autre sujet). J’ai fait un effort conscient pour arrêter définitivement d’utiliser ces termes. Les premiers temps, ils ont continué à sortir de ma bouche, comme un réflexe. Puis, à chaque fois qu’ils me venaient en tête, je me disais consciemment « non trouve un autre mot ». Aujourd’hui, ils arrivent encore quelquefois dans mon esprit mais je ne les exprime plus car leurs remplaçants prennent directement le dessus. Trou du cul ou enfoiré (foire serait un dérivé de diarrhée – c’est quand même drôle) sont mes nouvelles insultes fétiches. En plus d’être efficaces, elles ne prennent pas pour cible un groupe d’individus opprimés, et c’est tout ce qu’on demande. J’utilise cet exemple pour démontrer qu’il est possible de changer nos schémas de pensée et nos réflexes, mais c’est quelque chose qui doit être fait consciemment et qui nécessite un travail sur soi.
On ne pourrait donc plus rien dire. Pourtant, ce que je vois, moi, sur internet puisque c’est mon domaine de prédilection, c’est qu’on ne laisse pas dire tout le monde. Si on ne s’intéresse pas au sujet ou si on ne suit pas des comptes féministes, c’est quelque chose qu’on ne sait pas. Alors je vais vous le dire : les féministes, les comptes féministes, mais aussi, en règle générale et comme partout, les femmes, se font quotidiennement harceler sur internet et sur les réseaux sociaux. C’est véritablement alarmant. On n’a pas idée de l’ampleur du phénomène. Ces femmes qui militent reçoivent par centaine des messages de haine, des insultes sur leur physique, elles sont menacées de viol, de meurtre et des montages photo sont faits à partir de leur image, quand ce n’est pas leurs comptes qui sont purement et simplement suspendus par les plateformes (dont les algorithmes ont été conçus par (spoiler) une majorité d’hommes. Les algos reproduisent ainsi les inégalités et les discriminations de notre société). Le compte Twitter d’une femme a été suspendu car elle a dit que 96% des violeurs sont des hommes (c’est pourtant un fait, elle a cité une statistique officielle) et les posts relatifs aux menstruations sont supprimés d’Instagram pendant que des comptes comme celui de Dan Bilzerian qui utilisent les femmes comme des objets ne rencontrent jamais aucune censure. J’ai acheté dernièrement le livre « Moi les hommes, je les déteste ». Les posts ou stories qui parlaient de ce livre ont été supprimées par Instagram. L’autrice de ce livre, Pauline Harmange, reçoit quotidiennement des centaines d’insultes de tous les pays dans lequel il a été publié. Quel est le résultat de tout ça ? Le résultat, c’est que toutes ces femmes qui militent, au bout d’un moment, elles finissent par quitter les réseaux. Parce qu’elles n’en peuvent plus. Est-ce que vous trouvez que c’est normal ? Est-ce que ce harcèlement ciblé et en bande organisée ne serait pas un excellent moyen de réduire au silence toute une partie de la population, à savoir les femmes ? (La question est rhétorique).
Dire qu’on ne peut plus rien dire est faux. Tout est toujours dit. La différence, c’est qu’on rencontre désormais une résistance en face, une opposition, une contradiction, un contre-discours au discours qui domine depuis des décennies et qui est monopolisé par les mêmes personnes. Les hommes blancs. Et ça fait vraiment du bien.
Svetlana
Super article ma biche!
Melody
SvetlanaMerci ma biche ♡
Jade
Excellent article. Je trouve aussi que le problème avec les « blagues », c’est qu’on perpétue des idées racistes / sexistes, etc. sur le ton de la rigolade, comme si c’était pas grave. Et c’est aussi comme ça que les schémas continuent. Je me souviens de toutes les blagues qu’on faisait sur les Arabes ou les Belges, ou même les Français, quand on était petits. Et les blagues sur les blondes aussi. Ah et les Portugais, évidemment (merci la Suisse). Et je me rends compte maintenant à quel point c’est WRONG. Par contre, mon fils, 10 ans, ne raconte pas du tout ce genre de blagues. Bien sûr, je pense que certains enfants ont des blagues du même style, mais je pense quand même qu’il existe une sorte d’amélioration à ce niveau-là. Enfin, j’espère. Je trouve qu’on a déjà fait un énorme travail de déconstruction et c’est encourageant 🙂
Melody
JadeMerci pour ton commentaire ♥ Je te rejoins tout à fait sur tout ce que tu dis ! Ah alors c’est très chouette de voir que ton fils ne dit pas les « blagues » qu’on avait nous quand on était petites, c’est vraiment cool. Trop bien pour ce travail de déconstruction et cette avancée ♥
Catherine
Un article percutant ! Tout y est dit 🙂
Melody
CatherineMerci 😀
Julie
Cet article est très apaisant pour moi. Des mots sont dits sur ce que je vis.
La semaine dernière j’ai fait remarqué à 1 proche ses propos racistes à mon encontre et j’ai eu comme réponse « On peut rien te dire. Tu prends tout mal. Je suis pas raciste, mon mari est Portugais! »
Ton analyse de l’affirmation de la supériorité de celui qui tient les propos déplacés sur la minorité opprimée sonne très juste pour moi. Je me sens libérée d’un poids.
Merci. Merci. Merci 🙂
Melody
JulieCoucou Julie, merci beaucoup, je suis très contente de lire ça et de savoir que ça t’a aidé ♥
C’est dingue quand même. Est-ce que « j’ai un mari portugais » is the new « je suis pas raciste j’ai un ami noir » ? Alala les gens ! Il faut vraiment qu’ils arrêtent de traiter de « susceptibles » celleux qui ne tolèrent plus le racisme, le sexisme et les discriminations envers les autres minorités.
Bon courage ♥
A bientôt xx
Mary
Merci pour cet article, je le trouve très juste !
Totalement en accord avec ma déconstruction actuelle ! Difficile de le faire remarquer sans se prendre toutes les remarques évoquées dans cet article, de plus en mettant le doigt où ça fait mal nous passons souvent pour condescendant.e.s, le comble !
Bravo, les mots justes 👌